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20 ans de la procédure UDRP : âge de maturité ou besoin d’évolution ?
Les Principes directeurs de la procédure UDRP (Uniform Domain-Name Dispute-Resolution Policy) viennent de fêter leur 20ème anniversaire.
Durant ces 20 années, les usages de l’Internet ont considérablement évolué, tout comme les typologies d’atteintes pouvant être portées sur le Web aux droits de propriété intellectuelle.
Parallèlement, les Principes directeurs n’ont quant à eux fait l’objet d’aucune modification et ont permis de régler près de 75 000 affaires concernant plus de 110 000 noms de domaine.
Alors que la procédure UDRP se caractérise par une remarquable efficacité et adaptabilité (I) des travaux se déroulent au sein de l’ICANN depuis 2015 et sont susceptibles d’aboutir en 2020 à une réforme de cette procédure. Cette situation conduit à s’interroger sur l’opportunité de la modification des Principes directeurs (II).
I) La procédure UDRP : 20 années d’efficacité et d’adaptabilité dans la lutte contre le cybersquatting
A) Une procédure efficace et adaptable…
Le texte même des Principes directeurs et des règles d’application a été pensé afin d’instaurer la procédure la plus efficace possible.
Ainsi, en principe, les parties ne peuvent échanger qu’un seul jeu d’écritures, une procédure UDRP dure 60 jours et ne peut s’achever que par le rejet de la plainte, le transfert du nom de domaine ou sa suppression.
Dans ce même esprit d’efficacité et de pragmatisme, la procédure est normalement conduite dans la langue du contrat d’enregistrement du nom de domaine litigieux, mais peut aussi l’être dans la langue la plus adaptée à la situation des parties, évitant ainsi une perte de temps et une hausse des coûts liée à des contraintes de traduction.
En cas de décision définitive favorable au requérant, son exécution est effectuée directement auprès de l’unité d’enregistrement du nom de domaine, ce qui écarte toute difficulté d’exéquatur et est gage d’effectivité.
Par ailleurs, et si 20 années de jurisprudence ne sauraient être résumées dans ces quelques lignes, il s’avère que les Principes directeurs et les règles d’application ont été rédigés avec suffisamment de souplesse pour permettre aux commissions administratives d’experts statuant sur les procédures UDRP de s’adapter aux nouveaux usages de l’Internet et aux nouvelles formes d’atteintes pouvant être portées aux droits des titulaires de marques.
Par exemple, alors que les textes exigent que le requérant démontre que le nom de domaine litigieux est utilisé de mauvaise foi par le défendeur, la jurisprudence considère que dans certaines circonstances une absence d’usage du nom de domaine peut être assimilée à un usage de mauvaise foi1.
En outre, dans un souci de prévisibilité et de fiabilité des procédures UDRP, le Centre d’arbitrage et de Médiation de l’OMPI (qui est l’une des institutions administrant les procédures UDRP les plus actives) a fait un effort de compilation et de synthèse de la jurisprudence rendue par les commissions administratives au sein d’un document régulièrement mis à jour2.
Notons également que l’efficacité et l’adaptabilité des procédures UDRP ne se sont pas faites au détriment des droits de la défense ou des intérêts des titulaires de nom de domaine.
Par exemple, la jurisprudence a construit des règles préservant la liberté d’expression (laquelle permet, sous réserve du respect des conditions posées, de détenir des noms de domaine incorporant la marque d’un tiers) ou les droits des revendeurs de produits authentiques (ces derniers pouvant, sous certaines conditions, détenir des noms de domaine intégrant la marque des produits qu’ils commercialisent).
En définitive, ces 20 années ont abouti à une procédure non seulement efficace, économique et suffisamment souple pour s’adapter aux évolutions, mais également respectueuse des droits des parties.
Ainsi, du côté des titulaires de droits, ces qualités ont mécaniquement entrainé une très grande confiance dans la procédure UDRP et ont contribué à en faire un mode de règlement des litiges attractif (en témoigne le nombre croissant de décisions rendues). En effet, une procédure UDRP engagée à bon escient présente une forte probabilité de succès3.
Corrélativement, les règles étant clairement fixées, les réservataires de noms de domaine s’exposent rarement à des déconvenues. Ainsi, le nombre important de décisions rendues sans que le défendeur ne se soit manifesté est susceptible de s’expliquer par le fait que ce dernier sait que ses agissements sont répréhensibles et vont manifestement déboucher sur une décision guère contestable qui lui sera défavorable.
B) …faite pour lutter contre le cybersquatting
Les Principes directeurs ont été élaborés afin de donner aux titulaires de marques les moyens de lutter contre le cybersquatting, c’est-à-dire, contre les cas d’enregistrements abusifs et d’exploitation de mauvaise foi des noms de domaine4.
Ainsi, quand bien même les commissions administratives ont su appréhender les évolutions des comportements frauduleux à travers leur application des Principes directeurs et disposent d’une certaine marge de manœuvre pour conduire la procédure, il n’en demeure pas moins que les procédures UDRP n’ont pas vocation à s’appliquer à l’intégralité des litiges impliquant un nom de domaine ou un contenu en ligne litigieux.
Régulièrement, la jurisprudence rappelle ce champ d’action spécifique des Principes directeurs. Par exemple, sont rejetées les plaintes où :
• bien que le nom de domaine litigieux permette d’accéder à un site diffusant sans autorisation les épisodes d’une série, ledit nom de domaine litigieux (<stansdad.com>) est totalement différent de la marque antérieure invoquée (SOUTH PARK)5;
• un nom de domaine est certes détenu de manière injustifiée par le défendeur, mais a été initialement réservé avec l’accord du requérant6;
• le droit antérieur invoqué par le requérant n’est pas une marque (par exemple, une appellation d’origine7 ou un patronyme non utilisé en tant que signe distinctif8 ne peuvent pas fonder une procédure UDRP) ;
• le litige dépasse largement le cadre d’une réservation frauduleuse d’un nom de domaine, et porte sur les relations commerciales entre un donneur d’ordre et un sous-traitant9.
En conséquence, par-delà des taux de succès en apparence très élevés, l’introduction d’une procédure UDRP ne doit pas être réalisée inconsidérément au motif que les statistiques joueraient pour le requérant.
Autrement dit, les procédures UDRP fonctionnent correctement dans le respect de leur champ d’application. Les utiliser au-delà est aventureux, si ce n’est contre-productif.
II) Vers une réforme réellement nécessaire de la procédure UDRP ?
A) Des propositions d’amélioration émanant tant des titulaires de marques que des détenteurs de noms de domaine…
Depuis l’année 2015, des velléités de modification de la procédure UDRP allant bien au-delà des efforts d’adaptation mis en œuvre par les commissions administratives, se font de plus en plus entendre.
L’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) a notamment publié un rapport préliminaire afin d’examiner l’ensemble des mécanismes de protection des droits pour les gTLDs10. S’en est suivie la création d’un groupe de travail dont l’objectif est d’examiner et de proposer des réformes pour l’ensemble de ces mécanismes, et notamment pour la procédure UDRP11.
L’ensemble de ces travaux est susceptible d’aboutir à une véritable réforme de la procédure UDRP pour l’année 2020.
Au regard des échanges entre les parties prenantes (en particulier, les titulaires de marques et les réservataires de noms de domaine), les axes de changement s’avèrent multiples et débouchent souvent sur des positions difficilement conciliables. Cette situation peut être illustrée par le tableau suivant12:
Aspects de la procédure concernés pouvant être modifiés |
Propositions des titulaires de noms de domaine |
Propositions des titulaires de marques |
---|---|---|
Rédaction de la [3ème condition UDRP] | - |
Modifier la rédaction de la [3ème condition UDRP] comme il suit : « votre nom de domaine a été enregistré ou est utilisé de mauvaise foi » |
Recours contre la décision UDRP | Procéder à la mise en place d’une procédure d’appel interne à chaque centre administrant les procédures UDRP, et ce en complément de la possibilité d’un recours devant les juridictions nationales | Si la procédure interne d’appel venait à être mise en place, l’appel ne devra être autorisé que dans un délai de 28 jours à compter de la notification de la décision. La partie faisant appel devra payer une taxe non-remboursable d’un montant suffisamment élevé afin d’éviter les appels abusifs |
Sanctions accompagnant la décision | Sanctions plus strictes contre les plaintes abusives | Le titulaire du nom de domaine visé par la plainte devra s’acquitter d’un acompte de 500 USD. Cet acompte sera remboursé en cas de rejet de la plainte, mais pas si la plainte est acceptée. |
Délai de réponse du défendeur | Le délai de réponse octroyé au défendeur devrait être étendu à 6 semaines (actuellement : 20 jours) | En l’absence de réponse du défendeur, il devrait y avoir une prise de décision accélérée et simplifiée, en faveur du requérant. |
Portée des droits antérieurs et conséquences d’une décision défavorable au défendeur | Si le nom de domaine visé par la plainte est utilisé d’une manière qui ne présente a priori aucun lien avec les classes de produits / services pour lesquelles la marque invoquée est enregistrée, la plainte devrait être automatiquement rejetée |
Un défendeur ayant perdu dans le cadre de la procédure UDRP devrait être tenu de divulguer l’ensemble de son portefeuille de noms de domaine et se voir interdire de futures réservations de noms de domaine
|
B) … qui risquent de mettre à mal un système qui fonctionne
Il est vrai que plusieurs des propositions évoquées ci-dessus peuvent, au premier abord, paraitre légitimes et être susceptibles de constituer des axes d’amélioration.
Cependant, une lecture attentive des propositions les confrontant à l’épreuve de la pratique conduit à pondérer très nettement leur pertinence.
A titre d’exemple, s’il pourrait a priori être souhaitable pour les titulaires de marques qu’une sanction financière soit infligée au défendeur succombant, en réalité la mise en œuvre de cette règle poserait nécessairement des difficultés quant au recouvrement des sommes dues.
L’extension du délai de réponse pour le défendeur contribuerait à allonger exagérément les délais de procédure, faisant ainsi disparaitre la célérité nécessaire à la lutte contre le cybersquatting.
Il en va de même de la mise en place d’une procédure d’appel interne aux institutions administrant les procédures UDRP, sans compter qu’elle pourrait engendrer des recours dilatoires.
Surtout, ne plus exiger de manière cumulative que le nom de domaine litigieux ait été réservé et soit exploité de mauvaise foi revient à redéfinir la notion de cybersquatting, et donc les agissements contre lesquels la procédure UDRP a initialement été créée.
En définitive, toute modification des Principes directeurs, quand bien même procèderait-elle d’un « toilettage » ou d’un souhait de bien faire, risque d’aboutir à la rupture d’un équilibre entre les droits en présence et à la perte d’un système qui fonctionne correctement.
Ce constat d’une réforme qui risque de faire plus de mal que de bien a d’ailleurs été exprimé par la très grande majorité des experts des commissions administratives de l’OMPI présents lors de la conférence organisée par le Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI pour célébrer les 20 ans de la procédure UDRP.
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Bien évidemment, tout est toujours perfectible.
Mais, rappelons qu’en plus d’avoir permis le règlement de près de 75.000 procédures, la procédure UDRP (telle qu’elle existe actuellement) a été considérée comme suffisamment efficace et fiable pour s’appliquer aux litiges concernant le millier de nouvelles extensions créées depuis 2013 et pour servir de modèle à d’autres procédures de règlement alternatif des litiges en matière de noms de domaine (par exemple, la procédure URS ou des procédures utilisées dans des extensions territoriales).
Aussi, plutôt que de chercher à modifier un système qui fonctionne et qui fait ses preuves depuis deux décennies, au risque de le faire s’effondrer, il conviendrait plutôt de concentrer les efforts sur des points posant réellement difficulté. Tel est notamment le cas de de la question de l’anonymisation des données personnelles au sein des bases de données WhoIs (question qui interfère notamment avec les tentatives de règlement amiable des litiges relatifs aux noms de domaine, faute de contact identifié ou identifiable).En tout état de cause, le caractère attractif et efficace de la procédure UDRP ne doit pas masquer qu’il s’agit d’une procédure juridique, par nature soumise au respect de règles pouvant être complexes, et destinée à régler une situation litigieuse. L’assistance d’un expert en la matière est donc vivement recommandée.
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1Litige OMPI No. D2000-0003, Telstra Corporation Limited v. Nuclear Marshmallows
2Il s’agit de la « Synthèse des avis des commissions administratives de l'OMPI sur certaines questions relatives aux principes UDRP, troisième édition »
3En 2019, le taux de succès des procédures UDRP administrées par l’OMPI est de plus de 90 % (https://www.wipo.int/amc/en/domains/statistics/decision_rate.jsp?year=2019)
4Voir par exemple en ce sens le Rapport final concernant le processus de consultations de l'OMPI
sur les noms de domaine de l'Internet, du 30 avril 1999
5Litige OMPI No. D2008-2001 Viacom International, Inc. v. Domains by Proxy, Inc. / Max Fret
6Litige OMPI No. D2000-1470 The Thread.com, LLC v. Jeffrey S. Poploff
7Litige OMPI No. D2011-0026 Comité Interprofessionnel du vin de Champagne v. Steven Vickers
8Litige OMPI No. D2010-0810 Vanisha Mittal v. info@setrillonario.com
9Litige OMPI No. D2019-2200 SAS Euro Pare-Brise contre Chedli Sahnine
10Rapport accessible à l’adresse https://www.icann.org/public-comments/rpm-prelim-issue-2015-10-09-en
11Voir la publication accessible à l’adresse https://www.icann.org/news/announcement-2016-03-21-fr
12Ce tableau synthétise librement celui réalisé par l’association Marques dans sa lettre ouverte du 1er février 2019 adressée à Cherine Chalaby, Président de l’ICANN (https://www.icann.org/en/system/files/correspondence/wood-to-chalaby-01feb19-en.pdf)