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Feu vert pour le rouge de Guerlain ! Un nouvel éclat pour les marques tridimensionnelles
Rédigé par Emilie Artuphel
L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne (TUE) du 14 juillet dernier (affaire T-488/20), a admis le recours formé par la société GUERLAIN contre la décision de la première chambre de recours de l’EUIPO du 2 juin 2020 (affaire R 2292/2019-1) qui avait rejeté pour défaut de caractère distinctif une demande d’enregistrement comme marque de l’Union européenne (UE) d’un signe tridimensionnel constitué par la forme « oblongue, conique et cylindrique » d’un rouge à lèvres connu sous le nom de « Rouge G de Guerlain ».
Antécédents du litige
En septembre 2018, la société GUERLAIN, a présenté une demande d’enregistrement de marque de l’UE portant sur le signe tridimensionnel tel que représenté ci-dessous, pour désigner des « rouges à lèvres » en classe 3 :
En août 2019, l’EUIPO a rejeté la demande d’enregistrement de ladite marque pour défaut de caractère distinctif, sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du Règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l'Union européenne (RMUE). Puis, en juin 2020, la chambre de recours de l’EUIPO a rejeté le recours formé par GUERLAIN, confirmant ainsi la décision ayant constaté l’absence de caractère distinctif de la marque demandée.
Déterminée à obtenir l’enregistrement de la marque tridimensionnelle demandée, la célèbre maison de parfumerie du groupe LVMH a saisi le Tribunal de l’UE.
I. Rappel des principes et de la jurisprudence en matière de marques tridimensionnelles
La marque tridimensionnelle, constituée d’un signe figuratif à trois dimensions, permet de protéger la forme d’un produit en lui-même ou de son conditionnement, ou encore la forme caractérisant un service.
Tant le droit de l’UE que le droit français autorisent l’enregistrement des formes des produits ou de leur conditionnement à titre de marque.1
Toutefois, même si les entreprises consacrent une large part de leurs investissements à la forme et au conditionnement de leurs produits afin de les rendre attractifs aux yeux des consommateurs dans un univers toujours plus concurrentiel, le dépôt de marques tridimensionnelles ne représente en France et au sein de l’UE qu’un pourcentage minime des dépôts et une large majorité des demandes d’enregistrement se soldent par un rejet.
Les Offices et les juridictions française et de l’UE font en effet preuve d’une grande sévérité dans l’appréciation des conditions de recevabilité des demandes d’enregistrement de marques tridimensionnelles.
Nous avions déjà commenté en mars 2017 les difficultés d’acquisition de la protection des marques tridimensionnelles2, qui doivent non seulement remplir les conditions de validité propres à toutes les marques verbales et figuratives et en particulier, être distinctives, c'est-à-dire qu’elles doivent être arbitraires par rapport aux produits ou services qu’elles désignent et permettre au public d’identifier leur origine commerciale, mais également, ne pas être constituées exclusivement par la forme imposée par la nature ou la fonction du produit, ou conférant à ce dernier sa valeur substantielle.
La rigueur de la jurisprudence dans l’appréciation de ces conditions révèle le souci de ne pas entraver le principe de la liberté du commerce et de l’industrie en laissant la possibilité aux opérateurs économiques d’utiliser des formes qui seraient utiles ou nécessaires à l’obtention d’une fonction technique ou qui relèveraient de la norme ou des habitudes du secteur concerné.
En principe, les critères d’appréciation du caractère distinctif des marques tridimensionnelles constituées par l’apparence du produit lui-même ne sont pas différents de ceux applicables aux autres catégories de marques (CJUE, 25 octobre 2007, Plastikflaschenform, C-238/06, point 80).
Les signes dépourvus de caractère distinctif visés par l’article 7, paragraphe 1,point b) du RMUE, sont incapables d’exercer la fonction essentielle de la marque, à savoir celle d’identifier l’origine commerciale du produit ou du service, afin de permettre ainsi au consommateur qui achète le produit ou le service désigné par la marque de faire, lors d’une acquisition ultérieure, le même choix si l’expérience s’avère positive ou de faire un autre choix si elle s’avère négative (24/11/2004, T-393/02,Kopfflasche, point 30).
La marque ne doit cependant pas transmettre une information précise quant à l'identité du fabricant du produit ou du prestataire de service. Il suffit qu'elle permette au public concerné de distinguer le produit ou le service qu'elle désigne de ceux ayant une autre origine commerciale et de conclure que tous les produits ou services qu'elle désigne ont été fabriqués, commercialisés ou fournis sous le contrôle du titulaire de cette marque, auquel peut être attribué la responsabilité de leur qualité (CJCE, 18 juin 2002, Philips/Remington, C-299/99, point 30).
Toutefois, comme le rappelle le Tribunal dans l’arrêt commenté, dans le cadre de l’application de ces critères, il est admis que le public pertinent ne perçoit pas nécessairement une marque de forme consistant en l’apparence du produit lui-même ou en son emballage de la même manière qu’il perçoit une marque verbale ou une marque figurative. En effet, alors que le public a l’habitude de percevoir immédiatement ces dernières marques comme des signes identificateurs du produit, il n’en va pas nécessairement de même lorsque le signe se confond avec l’aspect du produit lui-même ou de son emballage, en l’absence de tout élément graphique ou textuel. Selon la jurisprudence, il pourrait donc s’avérer plus difficile d’établir le caractère distinctif s’agissant d’une marque tridimensionnelle que s’agissant d’une marque verbale ou figurative (07/10/2004, Mag Instrument/OHMI, C‑136/02 P, point 30, et 20/10/2011, Freixenet/OHMI, C‑344/10 P et C‑345/10 P, points 45 et 46).
Plus la forme dont l’enregistrement est demandé en tant que marque se rapproche de la forme la plus probable que prendra le produit en cause, plus il est vraisemblable que ladite forme est dépourvue de caractère distinctif au sens de l’article 7, paragraphe 1, point b), du RMUE. Ainsi, seule une marque qui, de manière significative, diverge de la norme ou des habitudes du secteur et, de ce fait, est susceptible de remplir sa fonction essentielle d’origine, n’est pas dépourvue de caractère distinctif au sens de la disposition précitée (07/10/2004, Mag Instrument/OHMI, C‑136/02 P, point 31, 25/10/2007, Plastikflaschenform, C-238/06 P, points 80 et 81).
II. Le coup d’éclat opéré par Guerlain, vers un assouplissement des conditions de protection des marques tridimensionnelles ?
En l’espèce, pour conclure à l’absence de caractère distinctif de la forme du rouge à lèvres en cause, après avoir défini le public pertinent et décrit ladite forme, la Chambre de recours de l’EUIPO avait considéré que les rouges à lèvres usuels existant sur le marché, dont des exemples avaient été relevés à titre d’illustration (ci-dessous) et qui selon elle étaient tous d’une forme cylindrique, « n’étaient pas considérablement différents » et que les consommateurs « étaient habitués aux contenants de forme ovale ».
La Chambre de recours avait ensuite précisé que, même en admettant que la marque demandée était différente de toutes les autres formes de rouge à lèvres existant sur le marché, il était habituel de trouver de multiples formes et que les caractéristiques spécifiques de ladite marque ne permettaient pas de la distinguer de façon significative des autres formes habituellement présentes sur ledit marché, de sorte que cette marque serait perçue comme « une simple variante » de ces formes. Partant, prise dans son ensemble, la marque en question ne divergerait pas suffisamment et encore moins « de manière significative » des normes et des habitudes du secteur.
GUERLAIN s’est employé à démontrer que la Chambre de recours a considéré à tort que la marque demandée était dépourvue de caractère distinctif, revendiquant au contraire le caractère « remarquable », « révolutionnaire », « l’aspect esthétiquement très réussi » ainsi que la « facilité de mémorisation » de la forme constituant ladite marque.
Le Tribunal a d’abord pris soin de rappeler que l’appréciation du caractère distinctif se fait sur la base de la représentation de la marque et sur le critère déterminant de la capacité de ladite marque à remplir la fonction d’indication de l’origine commerciale et qu’elle ne se fonde pas sur l’originalité ou la nouveauté dans le domaine dont relèvent les produits et les services concernés.
Le Tribunal a toutefois pris en considération l’aspect esthétique de la forme dont la protection à titre de marque est revendiquée, tel que mis en avant par GUERLAIN, en admettant que celui-ci puisse être pris en compte « parmi d’autres éléments pour établir une différence par rapport à la norme et aux usages d’un secteur, pour autant que cet aspect esthétique soit compris comme renvoyant à l’effet visuel objectif et inhabituel produit par le design spécifique de ladite marque » (12/12/2019, EUIPO/Wajos, C‑783/18 P, non publié, point 32).
Le Tribunal a par ailleurs rappelé que, selon la jurisprudence, « la norme et les habitudes du secteur ne peuvent être réduites à la seule forme statistiquement la plus répandue, mais comprennent toutes les formes que le consommateur a l’habitude d’apercevoir sur le marché » [25/11/2020, Brasserie St Avold/EUIPO (Forme d’une bouteille foncée), T‑862/19, point 56).
Dans la décision contestée, la chambre de recours s’est limitée à constater l’absence de divergence significative par rapport aux normes et aux habitudes du secteur. Or, le Tribunal rappelle que s’il est vrai, conformément à la jurisprudence, que le simple fait qu’une forme soit une « variante » de l’une des formes habituelles d’un type de produits ne suffit pas à établir que ladite forme n’est pas dépourvue de caractère distinctif, « le fait qu’un secteur se caractérise par une importante variété de formes de produits n’implique pas qu’une éventuelle nouvelle forme sera nécessairement perçue comme l’une d’elles ».
Le Tribunal a ensuite reconnu les arguments mis en avant par GUERLAIN visant à démontrer que la forme constituant le signe en cause ne saurait être admise comme une simple variante des formes habituellement présentes sur le marché des rouges à lèvres mais consiste, au contraire, en une forme « fantaisiste » dépourvue d’angles droits qui ne peut être positionnée de manière verticale, « rappelant une coque de bateau ou un couffin », dotée d’une petite protubérance ovale en relief insolite pour un tel produit et d’une encoche rectangulaire qui contribuent à l’apparence inhabituelle de cette marque.
Le Tribunal a jugé que le public pertinent sera surpris par la forme en cause, facilement mémorisable, et qu’il la percevra comme divergeant de manière significative de la norme et des habitudes du secteur concerné des rouges à lèvres.
Il en a conclu que ladite forme est bien en mesure d’indiquer l’origine des produits concernés et de constituer une marque valable.
En conclusion :
En prenant en considération les observations de la maison de parfumerie française liées notamment à l’aspect esthétique et au caractère facilement mémorisable de la forme du rouge à lèvres en cause, le Tribunal a opéré un coup de blush sur la jurisprudence des Offices et juridictions françaises et de l’UE, jusqu’alors réputés pour leur sévérité dans l’appréciation des conditions de protection des marques tridimensionnelles.
Cet arrêt laisse entrevoir un peu plus de souplesse pour obtenir la protection recherchée, redonnant ainsi de l’éclat à cette catégorie de marques qui représente un outil stratégique de protection.
La marque tridimensionnelle permet en effet aux entreprises d’obtenir des droits exclusifs sur la forme et/ou le conditionnement de leurs produits qui peuvent être illimités. De plus, contrairement aux Dessins & Modèles, elle n’est pas soumise à la condition de nouveauté de sorte que la divulgation de la forme ou du conditionnement du produit ne fait pas obstacle à la protection. L’étendue de la protection de la marque tridimensionnelle qui repose sur le critère du risque de confusion est large et les droits sont plus faciles à mettre en œuvre que le droit d’Auteur ou la concurrence déloyale.
Plasseraud IP se tient à votre disposition pour envisager la protection de la forme ou du conditionnement de vos produits par le biais de la marque tridimensionnelle.
1L’article 4 du RMUE, transposé en droit français par l’Ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019 entrée en vigueur le 15 décembre 2019, dispose que « peuvent constituer des marques de l'Union européenne tous les signes, notamment les mots, […] la forme d'un produit ou du conditionnement d'un produit, ou les sons à condition que ces signes soient propres :
a) à distinguer les produits ou les services d'une entreprise de ceux d'autres entreprises; et
b) à être représentés dans le registre des marques de l'Union européenne […] ».
2Voir notre article intitulé « Vers un durcissement des conditions de protection des marques tridimensionnelles ? » 30 mars 2017, Marie Faessel et Patrick Boyle