Articles
Intelligence artificielle : maintenance prédictive et brevets
De l’article « Computing Machinery and Intelligence », écrit par Alan Turing en 1950 jusqu’aux derniers modèles de représentation du langage (BERT, GPT-3), l’Intelligence Artificielle a bénéficié ces dernières années de l’abondance des données disponibles, de l’augmentation des capacités de calcul et du développement d’algorithmes toujours plus performants permettant d’accomplir des tâches normalement réservées aux humains en apprenant à partir de données, sans être explicitement programmés pour ces tâches.
L’Intelligence Artificielle, et en particulier l’apprentissage automatique ou Machine Learning, s’illustre actuellement au travers de nombreuses applications. Parmi les plus connues, nous pouvons notamment citer les véhicules autonomes, la robotique, l’imagerie médicale ou les systèmes de recommandation.
D’autres domaines d’application sont moins médiatisés et ont cependant une importance capitale dans la transformation de l’industrie. Nous nous intéresserons à l’un d’entre eux : la maintenance prédictive.
Après avoir précisé l’objectif de la maintenance prédictive et introduit la manière dont une telle maintenance peut être mise en œuvre, nous allons nous intéresser à sa protection par brevet en donnant quelques exemples de brevets dans ce domaine et en indiquant quelques écueils à éviter lors de la préparation des informations à rassembler pour envisager le dépôt d’une demande de brevet.
1. Objectifs de la maintenance prédictive
Différents types de maintenance peuvent être mises en œuvre au sein des entreprises. Le plus classique d’entre eux est la maintenance corrective, visant à remplacer des pièces au fur et à mesure qu'elles génèrent une panne. La maintenance corrective garantit que les pièces du système sont utilisées jusqu’à leur fin de vie, mais coûte à l'entreprise des temps d'arrêt, de la main-d'œuvre et génère des opérations de maintenance non planifiées.
Afin de pallier à ces inconvénients, il est possible de pratiquer une maintenance préventive. La durée de vie d'une pièce est alors déterminée préalablement et la pièce est remplacée avant sa fin de vie de façon à éviter une panne. La maintenance préventive évite les pannes imprévues mais génère des coûts dus à la sous-utilisation des pièces.
La maintenance prédictive, ou maintenance prévisionnelle, vise à maximiser le temps d’utilisation des pièces tout en évitant l’apparition de pannes. Elle permet alors de limiter les coûts et d’augmenter la disponibilité du système ou de l’équipement en limitant et en planifiant au moment le plus opportun les opérations de maintenance.
2. Mise en œuvre
Auparavant, de telles prédictions de pannes étaient généralement réalisées à l’aide de systèmes experts recueillant des données et capables d’alerter un opérateur sur la base de règles qui sont explicitement programmées pour imiter le processus décisionnel d'un expert humain.
Avec l’essor de l’apprentissage automatique, la maintenance prédictive s’est progressivement tournée vers de nouveaux algorithmes pour sa mise en œuvre.
Ceux-ci nécessitent que nous leur fournissions des données, qu’il faut préalablement choisir et collecter. Ces données peuvent par exemple être issues d’analyses vibratoires, d’analyses sonores ou ultrasonores, d’analyses de courants ou d’images obtenues par thermographie infrarouge. Ces données comportent également des informations, appelées étiquettes, concernant les disfonctionnements ou les pannes pouvant se produire et qui représentent le résultat de la prédiction.
La collecte de données, typiquement à partir de capteurs, a été favorisée par l’essor récent des objets connectés et de l’IoT (Internet des Objets) ainsi que par le développement de nouveaux outils de gestion des données.
Ces données collectées sont utilisées, généralement lors d’une étape d’apprentissage dit supervisé, pour entraîner un modèle. Ce modèle pré-entraîné permet ensuite de générer des prédictions de pannes à partir de données nouvelles n’ayant pas servi pour l’entraînement : il s’agit de l’étape d’inférence.
Les algorithmes d’apprentissage pouvant être utilisés pour la maintenance prédictive sont généralement classés en deux catégories :
- les algorithmes de régression, dont la prédiction obtenue est par exemple un nombre indicatif de la durée de vie utile restante d'une pièce ou d’un système, c’est-à-dire la durée pendant laquelle la pièce ou le système demeure opérationnel jusqu’à la prochaine panne,
- les algorithmes de classification, qui peuvent notamment être utilisés pour prédire la cause la plus probable d’une panne du dispositif.
3. Les brevets dans le domaine de la maintenance prédictive
La mise en œuvre de la maintenance prédictive confère aux entreprises des avantages concurrentiels, qu’il convient de protéger, en particulier par le dépôt de demandes de brevet.
Les entreprises pionnières dans le domaine l’ont bien compris et nous pouvons constater une augmentation importante du nombre de demandes de brevet dans ce domaine.
Le diagramme ci-dessous illustre par exemple l’évolution du nombre de demandes de brevet déposées par an pour la seule classe G05B-023/0283, qui est l’une des classes relatives au domaine de la maintenance prédictive.
Nous pouvons constater une nette évolution à partir de 2009, cette évolution étant notamment poussée par la démocratisation de l’apprentissage automatique au sein des entreprises, et plus particulièrement par le développement de l’apprentissage profond ou Deep Learning.
Le diagramme suivant représente les principaux déposants ou titulaires de brevets au sein de la classe mentionnée précédemment.
Nous constatons que les entreprises liées au domaine aéronautique (SAFRAN, GENERAL ELECTRIC, BOEING, HONEYWELL) sont très actives. Une analyse plus fine permet cependant de mesurer que la maintenance prédictive s’est en réalité introduite dans tous les secteurs d’activités, de l’industrie des ascenseurs au domaine automobile.
Nous citerons ci-après quelques exemples de brevets européens relatifs à la maintenance prédictive et mettant en œuvre des techniques d’apprentissage automatique.
- Brevet Européen EP 3 379 360 B1 – Date de priorité : 23 MARS 2017 - Système et procédé de détection d’anomalies – HITACHI LTD
Revendication 1
Système de détection d’anomalies (1) comprenant un dispositif arithmétique (11-13) qui est configuré pour exécuter:
- un traitement d’apprentissage d’un modèle prédictif qui prédit le comportement d’un dispositif cible de surveillance d’après des données de fonctionnement sur le dispositif cible de surveillance,
- un traitement d’ajustement d’un score d’anomalie de sorte que le score d’anomalie pour des données de fonctionnement dans des conditions normales de fonctionnement se situe dans une plage prédéterminée, le score d’anomalie étant basé sur un écart des données de fonctionnement acquises auprès du dispositif cible de surveillance par rapport à un résultat de prédiction obtenu par le modèle prédictif,
- un traitement de détection d’une anomalie ou d’un signe d’anomalie d’après le score d’anomalie ajusté, et
- un traitement d’affichage d’informations sur au moins l’un du score d’anomalie et d’un résultat de la détection sur un dispositif de sortie (1H107),
caractérisé en ce que, comme score d’anomalie, le dispositif arithmétique utilise une erreur de reconstruction d’une erreur de prédiction du modèle prédictif par rapport aux données de fonctionnement dans des conditions normales.
Si la seule lecture de la revendication peut paraître complexe, il faut comprendre que le système revendiqué ne se contente pas simplement de comparer les données obtenues en temps réel du système avec des données prédites (séquence d’erreur prédite), c’est-à-dire de comparer le comportement réel du système par rapport à un comportement normal prédit. En effet, le système tient compte de variations pouvant intervenir en fonctionnement (bruit) en utilisant un modèle de reconstruction de type auto-encodeur par exemple.
Le principe général d’un auto-encodeur est illustré à la figure ci-dessous. Celui-ci permet d'apprendre une représentation (encodage) d'un ensemble de données, en réduisant la dimension de cet ensemble, puis de reconstruire les données (décodage) à partir de cette représentation, ce qui permet en pratique de réduire le bruit dans les données reconstruites.
Le système détermine ensuite la différence entre la séquence d’erreur prédite et la séquence d’erreur reconstruite à l’aide du modèle de reconstruction. De cette manière, le système permet d’éviter de fausses détections d’anomalies basées sur des variations anormales dues au bruit.
- Brevet Européen EP 3 114 906 B1 – Date de priorité : 06/03/2014 - Système d’éclairage intelligent avec planning prédictif de maintenance et son procédé de fonctionnement - PHILIPS LIGHTING B.V.
Revendication 1
Système d’éclairage (100) comprenant:
au moins un dispositif de commande (102, 610) qui est configuré pour:
- obtenir des données d’enregistrement d’éclairage comprenant des informations de caractéristiques en rapport avec les caractéristiques du système d’éclairage et obtenues à partir d’une pluralité de sources d’informations;
- déduire en effectuant un procédé d’extraction de caractéristiques complexes au moins une caractéristique complexe des données d’enregistrement d’éclairage afin de prédire au moins une défaillance de composants dans le système d’éclairage dans un temps futur;
- sélectionner des données d’enregistrement de la pluralité de sources d’informations afin de calculer la défaillance de composants prédite;
- modéliser une défaillance de composants prédite conformément à la au moins une caractéristique complexe ; et
- stocker le modèle dans une mémoire (112, 620),
dans lequel le système d’éclairage comprend en outre une pluralité de lampes (106-x) et les défaillances de composants prédites modélisées comprennent des défaillances de lampes prédites de deux ou plus de lampes de la pluralité de lampes et des temps de défaillances prédites correspondants,
caractérisé en ce que le dispositif de commande est en outre configuré pour former un groupe d’au moins deux des défaillances de lampes prédites conformément aux localisations géophysiques et aux temps de défaillances prédites de lampes correspondantes et le dispositif de commande est en outre configuré pour programmer un entretien pour remplacer les lampes du groupe à un moment déterminé qui est déterminé pour être optimal par rapport au groupe.
L’invention faisant l’objet de ce brevet a pour objectif de faciliter la maintenance de lampes, notamment destinées à l’éclairage public. Un modèle est utilisé pour détecter si d’éventuelles défaillances vont se produire sur des lampes situées géographiquement proches l’une de l’autre, de façon à faciliter le regroupement d’opérations de maintenance à des moments opportuns.
Nous pouvons constater que, malgré le caractère abstrait lié à l’utilisation d’un algorithme d’apprentissage automatique, une telle utilisation permet une mise en œuvre concrète en indiquant à une équipe d’intervention le moment pertinent et optimal pour pouvoir assurer la maintenance ou le remplacement de plusieurs lampes, de façon groupée et non de manière isolée comme cela était le cas dans l’art antérieur. L’Office Européen des Brevets a très probablement tenu compte de cet avantage pratique pour admettre le caractère inventif, ce qui a conduit à la délivrance du brevet.
- Brevet Européen EP 3 379 265 B1 – Date de priorité : 24/03/2017 - Détermination de la durée de vie utile restante d’un réchauffeur de sonde - ROSEMOUNT AEROSPACE INC.
Revendication 1 :
Système comprenant :
un aéronef (10) ;
une sonde (12) qui comporte un réchauffeur comprenant un élément chauffant résistif acheminé à travers la sonde (12), dans lequel une tension de fonctionnement est appliquée à l’élément chauffant résistif (14) afin de chauffer la sonde (12) ;
caractérisé en ce qu’il comprend une antenne radiofréquence (RF) (30) configurée pour fournir à la sonde (12) un signal radiofréquence (RF) qui comprend une pluralité de fréquences de signal ; et
un circuit de commande (16) configuré pour déterminer une fréquence de résonance à partir de l’élément chauffant résistif (14) en réponse à la pluralité de fréquences de signal et pour déterminer une durée de vie utile restante de la sonde (12) sur la base de la réponse de l’élément chauffant résistif (14) au signal RF au fil du temps.
L’invention vise ici un système destiné au domaine aéronautique, comportant une sonde qu’il convient de protéger contre l’accumulation de glace. Pour cela, la sonde est équipée d’un élément résistif chauffant qui a tendance à se dégrader au fil du temps, du fait notamment des contraintes thermiques et mécaniques en fonctionnement. La dégradation de l’élément chauffant peut être mesurée par la détermination de sa fréquence de résonance. Cet élément est ainsi soumis à un signal radiofréquence et sa fréquence de résonance est détectée. La durée de vie utile restante de la sonde est alors déterminée sur la base de l’évolution de cette fréquence de résonance, notamment à l’aide d’un algorithme d’apprentissage automatique.
Ici, le caractère inventif est assuré par une combinaison de plusieurs éléments : le choix du paramètre de la fréquence résonance, les moyens techniques permettant de mesurer cette fréquence de résonance, et l’application d’un modèle permettant de traiter les données ainsi obtenues pour en déduire la durée de vie de la sonde. Ces différents éléments, pris en combinaison, permettent d’obtenir une amélioration significative par rapport à l’art antérieur.
4. Maintenance prédictive et brevets : quelques écueils à éviter
Lorsque nous souhaitons protéger une invention dans le domaine de la maintenance préventive, ou plus généralement dans le domaine de l’apprentissage automatique, certains obstacles sont à éviter.
- Fournir trop peu d’informations sur les algorithmes mis en œuvre
Lors de la préparation d’une telle demande de brevet, il convient de fournir au rédacteur le maximum d’informations sur les algorithmes mis en œuvre. En effet, une invention doit être exposée de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l’exécuter.
Ceci demande au rédacteur de passer du temps à comprendre l’invention, d’accéder aux bons interlocuteurs, et d’avoir une bonne compréhension du domaine technique pour pouvoir être pertinent dans sa rédaction.
Préciser le type d’algorithme utilisé et permettant une amélioration significative des résultats par comparaison avec l’art antérieur peut d’ailleurs constituer une information utile pour convaincre un examinateur du caractère inventif de l’invention. En plus du type d’algorithme, il peut également être utile de détailler la mise en œuvre des phases d’entraînement et d’inférence du modèle ainsi que le type de données fournies, les étapes de traitement effectuées sur ces données (e.g. data cleaning, data augmentation) ou le choix des caractéristiques pertinentes (e.g. feature engineering) devant être utilisées par le modèle.
- Se contenter d’appliquer un algorithme d’intelligence artificielle à un procédé déjà connu, sans amélioration technique significative
Suite à la démocratisation de l’intelligence artificielle, nous avons pu observer une vague de dépôts de demandes de brevet concernant l’application d’une technique d’intelligence artificielle connue à un procédé classiquement réalisé par l’utilisation d’une technique plus ancienne.
Il était alors parfois difficile de prouver que l’utilisation de l’intelligence artificielle engendrait des résultats présentant une précision sensiblement accrue ou des effets inattendus tels que la possibilité d’effectuer une tâche inaccessible à l’aide d’autres techniques, réduisant ainsi les chances d’obtenir la délivrance d’un brevet.
A cela s’ajoute le fait que les connaissances générales concernant l’d’intelligence artificielle ne sont plus uniquement réservées aux data scientists chevronnés puisque l’ensemble de la communauté scientifique est naturellement incitée à se tourner vers ces techniques pour l’automatisation d’une grande variété de tâches.
A l’heure actuelle, nous constatons que des difficultés peuvent se poser pendant l’examen au fond d’une demande de brevet si son objet se résume à la simple transposition d’un algorithme d’intelligence artificielle connue d’une application à une autre, en particulier lorsque cet algorithme est destiné à assurer des tâches similaires (classification d’images, par exemple) dans les deux cas. Pour convaincre un office, il convient de pouvoir justifier d’un apport significatif grâce à l’utilisation de l’algorithme dans l’application particulière qui est visée. Cet apport ne peut pas se résumer simplement à une plus grande fiabilité ou une plus grande rapidité de traitement de la machine par rapport à l’humain. Typiquement selon la position habituelle de l’OEB, il faut un effet technique supplémentaire dans l’application visée. Cette exigence était déjà présente pour la brevetabilité des procédés mis en œuvre par exécution d’un programme d’ordinateur. L’emploi maintenant d’une intelligence artificielle ne change pas pour autant la méthode d’examen.
A l’inverse, il apparaît possible de protéger notamment l’implémentation d’un algorithme d’apprentissage automatique lorsque celui-ci est utilisé en combinaison avec d’autres éléments, tels que la prise en compte de paramètres techniques spécifiques (la fréquence de résonance dans l’exemple précédent), une sélection particulière des caractéristiques utilisées pour la mise en œuvre de l’algorithme, ou de nouveaux moyens physiques (capteurs spécifiques, architecture particulière de processeur, etc.).
- Ignorer la protection des données
Lors de la réalisation d’un projet d’apprentissage automatique, la majeure partie de l’effort déployé concerne la collecte et le traitement des données. La constitution d’une base de données correctement structurée et comportant des données de qualité suffisante est un atout majeur pour l’obtention d’un modèle capable de répondre aux attentes et sa mise en production.
Dès lors, il convient de déterminer dans quelle mesure il est possible de protéger également la base de données.
Conclusion
Les critères de brevetabilité traditionnels, en particulier ceux liés aux inventions mises en œuvre par ordinateur, restent applicables aux inventions concernant le domaine de l’Intelligence Artificielle, notamment pour les inventions liées à la maintenance prédictive.
Néanmoins, une bonne compréhension du domaine est nécessaire pour appréhender avec méthode les différents aspects juridiques et techniques spécifiques à la protection des inventions liées à l’Intelligence Artificielle.
Plasseraud IP est doté d’une équipe pluridisciplinaire, qui est en mesure de vous accompagner et vous conseiller sur ces différents aspects de protection dans les domaines d'application de l'IA.