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Naufrage outre-Atlantique pour le Gruyère franco-suisse
La dénomination GRUYERE a récemment subi une défaite juridique cinglante aux Etats-Unis, pays dans lequel La Cour de Virginie l’a déclaré générique d’un type de fromage, et estimé non limité à une provenance suisse ou française.
A- Base juridique de la tentative de protection
Contrairement à ce qui se passe en Union Européenne (UE) où les Indications Géographiques (IG) bénéficient d’une protection spécifique à ce titre, aux Etats-Unis ce type de droit est traité sur le terrain des marques (de certification, collective) ou via la Common law.
Ainsi, différence majeure avec l’UE pour qui une marque de certification ne peut pas attester de l’origine géographique d’un produit, aux Etats-Unis cette voie juridique est l’une des solutions pertinentes pour garantir au consommateur la provenance territoriale d’un bien.
C’est donc pour cette raison qu’en 2015, l’Interprofession du Gruyère suisse et le Syndicat interprofessionnel du Gruyère français ont déposé la marque de certification GRUYERE aux Etats-Unis pour désigner un fromage provenant de Suisse ou de France.
Or cette marque s’est heurtée aux oppositions initiées par le United States Dairy Export Council, l’Atalanta Corporation et Intercibus Inc, tous trois considérant :
- que GRUYERE, contrairement aux prétentions des déposants, ne pouvait être réservé à des produits en provenance de la région éponyme franco-suisse
- pour la simple et bonne raison que ce terme serait à leurs yeux descriptifs d’une nature de produit, totalement détachée de toute origine géographique.
Autrement dit, selon eux, GRUYERE n’aurait aucun rattachement territorial spécifique.
Et malheureusement pour les européens, les éléments factuels amenés au soutien de ces prétentions ont plus que convaincus le juge en charge de cette affaire.
B- Quand les Gruyères prolifèrent, tolérance rime avec dégénérescence
Le raisonnement du tribunal s’est articulé sur les quatre points suivants :
1- Position de la Food and Drug Administration (FDA)
Le règlement de qualité de la FDA datant de 1977 concernant le « gruyère », le défini par une série de précisions techniques (une saveur douce….contenant de petits trous…..affinage de 90 jours minimum….).
Nulle origine géographique n’est indiquée dans la fiche en question, amenant donc à considérer que cette donnée ne fait pas partie des caractéristiques d’un tel fromage.
Or ce règlement, pourtant ancien, n’a jamais été contesté par les demandeurs.
La Cour de Virginie, en application des directives de l’United States Patent and Trademark Office (USPTO) estime ainsi que l’inclusion du nom de ce fromage dans les règlements de la FDA est une preuve solide du caractère générique d’un tel nom pour les produits concernés.
2- Forte importation aux Etats-Unis de « Gruyère » ne provenant pas de la région franco-suisse ainsi dénommée
Les partisans du Gruyère mondial, ont fourni de nombreuses statistiques et données commerciales et gouvernementales illustrant le fait qu’aux Etats-Unis de nombreux fromages GRUYERE sont importés de divers endroits en dehors de la Suisse et de la France. C’est ainsi que les défendeurs ont réussi à démontrer que, entre 2010 et 2020, la plupart des fromages importés libellés comme GRUYERE, venaient d’Allemagne et des Pays-Bas. Que par ailleurs, on en rencontrait d’autres en provenance d’Autriche, d’Italie, d’Egypte et de la République Tchèque.
Autrement dit pour les consommateurs américains Gruyère ne serait en rien synonyme d’une provenance de la région franco-suisse ainsi dénommée.
Fait d’autant plus avéré, qu’outre cette importation multi-origines, l’offre commerciale américaine propose du Gruyère local.
3- Le US made Gruyère
Il fut ainsi démontré que la vente de « Gruyère » produit aux Etats-Unis remonte au moins à 1987. A cette époque, un producteur américain, Roth Käse, devenu par la suite Emmi Roth USA, Inc., a commencé une production dans le Wisconsin.
Les syndicats français et suisse de GRUYERE et la société Emmi Roth se sont rapprochés en 2013, concluant même un accord pour que cette dernière s’abstienne d’utiliser l’expression GRUYERE sur les emballages et les étiquetages de ses fromages.
Cependant :
- d’une part il n’y a pas eu de réelles surveillance du mode de commercialisation des propres clients de Emmi Roth, autorisés par ce dernier à réétiqueter Gruyère les produits que lui-même n’appelait plus ainsi,
- d’autre part et surtout, de nombreux autres fabricants américains de fromage ont employé le terme Gruyère pour désigner leur production.
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4- Entrée de Gruyère dans le langage courant
Enfin, dernière pierre à l’édifice de destruction de la thèse du lien unique qui existerait entre Gruyère et la région franco-suisse ainsi dénommée, les Américains fournirent la preuve que le vocable en question était couramment utilisé dans les dictionnaires, les communications médiatiques et documents de l'industrie fromagère pour désigner un type de fromage sans tenir compte du lieu de production de celui-ci.
C’est ainsi que, rejoignant la position de la FDA, des dictionnaires tels que Oxford, American Heritage et Merriam-Webster, définissent le GRUYERE comme un fromage contenant des trous et de couleur jaune, sans faire aucunement référence à son origine géographique.
Même constat dans les articles de journaux, les nombreuses publications spécialisées, et extraits de sites internet versés au dossier.
Mieux, fut également démontré qu’aux Etats-Unis, des compétitions professionnelles de fromages intégraient sans problème des produits non suisses et non français, dans la catégorie Gruyère.
Et même si leurs adversaires firent remarquer que lors de l’une des plus grandes compétitions de fromage (la World Cheese Award) seuls des Gruyères suisses ou français étaient acceptés, la Cour, de manière assez impitoyable, fit valoir que, s’agissant là d’une compétition européenne elle avait moins de valeur que la World Championship Cheese Competition, dès lors que cette dernière se situait aux Etats-Unis, endroit où précisément se pose la question de savoir si le consommateur appréhende Gruyère comme une mention géographique ou une description générique de produit.
La Cour de Virginie a donc cruellement conclu que :
- « si pour quelques personnes Gruyère est associée à la Suisse, et, dans une moindre mesure à la France (et pan pour l’hexagone) »
- ce terme est désormais une indication descriptive d’un certain type de fromage, n’étant plus aucunement lié à sa région d’origine.
Ainsi les décennies d’importation, de production et de vente de fromages libellés et présentés au public américain comme GRUYERE, tout en sachant qu’ils venaient de pays autres que la France ou la Suisse, ont conduit à la dilution de ce vocable, à sa « générification » (genericide en anglais !).
Les demandeurs ont d’ores et déjà formé un appel contre cette décision.
Cependant renverser cette sentence, résultat d’années de cohabitation de Gruyères de nombreux horizons, ne va pas être une tâche aisée.
Source :
THE UNITED STATES DISTRICT COURT FOR THE EASTERN DISTRICT OF VIRGINIA - Alexandria Division - Civil Action No. 1:20-cv-1174 – 15/12/2021