Articles

Article Plasseraud IP
Marques & Modèles

Oh l’INPI, si tu savais, tout le mal que tu m’as fait…

Les déboires juridiques posthumes de Johnny Hallyday démontrent comment l’INPI tient compte ou non du fait médiatique.

L’INPI a pour règle, dans ses consignes internes, de n’examiner que ce qu’on lui présente, sans tenir compte de faits extérieurs. Ainsi, lorsque le titulaire d’un enregistrement de marque forme opposition à l’égard du dépôt de marque d’un tiers, l’Office ne va pas rechercher si le titulaire de l’enregistrement servant de base à l’opposition a toujours la qualité pour agir… sauf si ledit titulaire prouve le contraire malgré lui !

Cette mésaventure que nous allons commenter est arrivée au rocker français le plus illustre, « Jean-Philippe Smet dit Johnny Hallyday » (I).

Nous verrons également comment dans d’autres affaires l’INPI s’est efforcé de ne pas tenir compte des faits extérieurs ou a pu au contraire, dans certaines circonstances, prendre en considération l’actualité (II).

I - Le rejet des oppositions formées par « Jean-Philippe Smet dit Johnny Hallyday » après son décès, influence médiatique ?

C’est sous le nom ci-dessus que les marques « JOHNNY HALLYDAY » sont enregistrées, Johnny ayant visiblement préféré gérer ces titres en son nom propre que par le biais d’une personne morale. Si cette stratégie peut coller avec l’image solitaire que les médias ont pu parfois lui prêter, elle peut présenter des risques en cas de décès si des dispositions de succession ne sont pas prises rapidement pour transmettre la titularité. Or, la star est décédée le 5 décembre 2017 et s’en suit depuis un imbroglio juridique à la hauteur de sa légende.

M. Thibault de Saint-Rapt l’a très bien perçu et a déposé le 1er avril 2018 trois demandes de marques auprès de l’INPI : « LAETITIA HALLYDAY », « JADE HALLYDAY » et « JOY HALLYDAY », soit les noms de la veuve et des deux derniers enfants de Johnny.

En réaction, trois oppositions ont été déposées le 20 juin 2018 sur la base de l’enregistrement de marque « JOHNNY HALLYDAY » n° 1218051. Le 25 septembre suivant, l’INPI a émis pour chacune des oppositions une notification d’irrecevabilité au motif que Jean-Philippe Smet dit Johnny Hallyday ne pouvait pas agir en qualité de titulaire de la marque antérieure invoquée, en raison de son décès. 

En effet, nous rappelons que l’article R. 712-5 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose qu’est « déclarée irrecevable toute opposition […] présentée par une personne qui n'avait pas qualité ». De même, l’article R. 712-14 dispose que « l'opposition est présentée par écrit dans les conditions prévues par la décision mentionnée à l'article R. 712-26. Elle précise :  1° L'identité de l'opposant, ainsi que les indications propres à établir l'existence, la nature, l'origine et la portée de ses droits »

Devant les notifications d’irrecevabilité émises, l’opposant a rappelé que l’INPI ne peut prendre en compte le fait public de la mort du titulaire, aussi médiatique soit-il, et doit « faire cloison » de toute information extérieure pour n’examiner que ce qui est porté à sa connaissance.

Or, la raison avancée par l’INPI est la production en annexe des oppositions de la page Wikipédia consacrée à Johnny Hallyday. En effet, si celle-ci a été produite en vue d’appuyer la renommée de la marque, l’argument s’est retourné contre l’opposant, puisque ce document indique que celui-ci était mort au moment de l’introduction de l’opposition ! Les notifications d’irrecevabilité se sont donc transformées en décisions définitives. Noir c’est noir…

Toutefois, cette décision et la raison invoquée par l’INPI comportent quelques incohérences. Si l’INPI mentionne bien que sa constatation sur la qualité du titulaire résulte de l’examen de la page Wikipédia jointe en annexe de l’opposition, elle précise que la mort de Johnny Hallyday le 5 décembre 2017 a également été « très largement relayée par les médias français ». Ainsi, pourquoi mentionner cette source d’information médiatique si l’INPI n’en tient officiellement pas compte dans son examen ? Ce fait influence-t-il l’Institut en plus de la page Wikipédia produite, comme un élément de confirmation de cette source décriée ?

En effet, les extraits de pages Wikipédia ne sont généralement pas considérés comme des sources d’information fiables par les Offices. Ces derniers ont tendance à ne pas en tenir compte lorsqu’il s’agit de prouver des faits, une notoriété, ou bien un usage.

Il est ainsi intéressant de faire un parallèle avec la récente et polémique décision d’annulation par l’EUIPO de l’enregistrement de marque de l’UE « BIG MAC », concernant le sort des pages Wikipédia lors de l’examen (EUIPO – Décision du 11 janvier 2019 n° 14 788 C – BIG MAC). Dans cette décision, l’Office a rejeté l’extrait de page Wikipédia produit par le titulaire de la marque comme élément de preuve d’usage au motif que « les extraits de pages Wikipédia ne peuvent être considérés comme une source d’information fiable, car elles peuvent être modifiées par les utilisateurs du site web. Elles ne peuvent donc être considérées comme pertinentes que dans la mesure où elles sont étayées par d’autres éléments de preuve concrets et indépendants ». 

Or, dans notre affaire Johnny Hallyday, la page Wikipédia produite était le seul élément fourni en annexe. Ainsi, s’il suivait la logique de l’EUIPO, l’INPI n’aurait pas dû tenir compte des informations fournies par ce seul document et n’aurait pas dû constater une absence de qualité du titulaire. 

Ainsi, malgré ce qu’il affirme dans ses consignes internes, l’INPI semble tenir bien compte du fait médiatique extérieur dans son analyse. Cette influence n’atteint manifestement pas l’EUIPO alors que les éléments relatifs à l’usage sur la page Wikipédia produite dans l’affaire « BIG MAC » étaient pourtant là-aussi confirmés par des faits médiatiques. 

Les Offices français et européen tiennent donc des positions parfaitement contrastées, tant sur la valeur de la preuve (lorsque celle-ci consiste en un extrait Wikipédia), que sur la prise en compte du fait médiatique.

Cette influence « fantôme » du fait médiatique sur l’INPI, nous la retrouvons également dans l’examen de certains dossiers de dépôts de marques qui ont récemment défrayé la chronique.

II - Une jurisprudence qui révèle une position fluctuante de l’INPI selon l’actualité et le degré de médiatisation 

De même que durant l’examen de recevabilité d’une opposition, la question de l’interférence du fait médiatique se pose régulièrement dans le cadre de la phase d’examen des dépôts sur les motifs absolus.

L’examen de fond pratiqué par l’INPI permet de vérifier que le signe déposé peut constituer une marque par application des critères de validité prévus par le CPI (articles L711-1 à L711-4). Le signe doit notamment être licite, distinctif et disponible. Si les conditions de validité ne sont pas réunies, l’INPI adresse au déposant une notification, impartissant un délai pour contester les objections émises. À défaut d’observation en réponse de nature à lever l’objection, la demande d’enregistrement est rejetée, en totalité ou en partie.

C’est plus particulièrement dans le cadre de l’examen par l’INPI de la licéité du signe, et donc de la conformité du dépôt à l’Ordre public ou aux bonnes mœurs (article L711-3 b) du CPI), que l’actualité peut avoir un impact.

M. Thibaut de Saint Rapt n’est pas le seul à avoir eu l’idée de déposer des marques en lien avec l’actualité et tenter de tirer profit du monopôle d’exploitation ainsi obtenu. Depuis quelques années, l’INPI est régulièrement confronté à l’examen d’expressions ou de mots lourds de signification faisant l’objet de demandes d’enregistrement à titre de marques par des déposants opportunistes. Ce phénomène des marques d’opportunité n’est pas nouveau et les exemples fleurissent.

Dans un article paru dans le journal L’Express le 14 novembre 2018, Marie Roulleaux-Dugage, Directrice du Département des marques, dessins et modèles de l’INPI, explique : « Depuis environ cinq ans, nous remarquons effectivement des demandes d'enregistrement de petites phrases ou de mots liés à l'actualité sociale et politique. Nous sommes vigilants, car ils peuvent concerner des sujets sensibles ».

C’est ainsi que, peu après l’attentat dramatique commis le 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo et la diffusion quasi immédiate sur les réseaux sociaux du slogan « Je suis Charlie », pas moins de 140 personnes ont cru pouvoir tenter de s’approprier ce slogan à des fins mercantiles.

Ces demandes ont fait l’objet d’objections provisoires par l’INPI puis de décisions de rejet, et face à cet afflux de demandes, l’INPI a diffusé dès le 13 janvier 2015 un communiqué de presse mis en ligne sur son site informant de sa décision de ne pas enregistrer ces marques. Cette décision a été largement approuvée dès le lendemain dans la presse et sur les réseaux sociaux.

Les demandes ont donc toutes été rejetées par l’INPI en considération du contexte dramatique qui entourait ces dépôts, qui bien qu’ « extérieur » ne pouvait pour autant être ignoré par l’Institut. Le fait extérieur médiatique serait-il donc officiellement pris en considération uniquement pour éviter la marchandisation d’une émotion populaire ? Par souci de respect des bonnes mœurs ?

D’après Marie Roulleaux-Dugage, l’INPI a estimé que l’expression « Je suis Charlie » ne serait pas perçue par le public comme une marque servant à désigner des produits/services mais plutôt comme « le signe symbole notoire d'un ralliement massif de la population au moment des attentats » et que « vendre des produits ou des services 'Je suis Charlie' pourrait choquer les esprits ».

Les décisions de rejet n’ont pas été contestées. Seul un déposant a demandé à l’INPI, par lettre de mise en demeure du 9 février 2016, puis en justice, le remboursement de la redevance de dépôt, cause qu’il n’a finalement pas défendue devant la Cour d’appel de Bordeaux. La demande a été rejetée par la Cour qui, soutenant la position de l’INPI, a rappelé dans sa décision le contexte du dépôt de la marque en cause (Cour d’appel de Bordeaux, arrêt du 24 octobre 2016 – N° 15/07214).

Plus récemment c’est la marque « Balance ton porc ! » qui a fait l’objet d’un dépôt devant l’INPI le 11 mars 2017 au nom d’Héloïse Nahmani. À noter que cette marque, inspirée du hashtag #balancetonporc qui a inondé les réseaux suite à l’affaire Weinstein et aux nombreuses dénonciations de cas de harcèlements sexuels qui ont suivi, a été publiée avant d’être intégralement retirée du Registre des Marques par la déposante. Ce retrait total a été effectué à la demande des avocats de la journaliste Sandra Muller, qui se dit à l’origine du lancement du hashtag sur les réseaux sociaux. En mars 2018, la journaliste française, a procédé au dépôt de la marque « #balancetonporc », toujours en cours d’examen par l’INPI. En raison du caractère sensible de cette expression et de la souffrance qu’elle rappelle à certaines personnes, la logique voudrait que l’Institut suive sa jurisprudence de l’affaire « Je suis Charlie ». À suivre donc…

À l’inverse, quelques mois plus tard, l’INPI a accepté la demande d’enregistrement de la marque « BENALLA », déposée par une avocate le 23 juillet 2018, peu après la révélation (le 18 juillet 2018) par le journal Le Monde de la vidéo faisant apparaître Alexandre Benalla, ancien chargé de mission de l’Elysée, aux prises avec des manifestants à Paris le 1er mai 2018.

L’INPI n’avait probablement pas mesuré à l’époque toute l’ampleur de ce qui deviendra « l’affaire Benalla », et la connotation polémique que l’utilisation commerciale de ce signe pourrait inspirer chez une partie de la population. C’est ainsi que l’enregistrement de cette marque a été admis, notamment pour des armes à feu, munitions et projectiles… Est-il nécessaire de préciser que le respect des bonnes mœurs n’en sort pas grandi ?

Conclusion

Pour éviter les mêmes déboires que Johnny et dans la mesure où l’INPI est susceptible de tenir compte de faits extérieurs lorsqu’ils sont largement relayés dans les médias, plusieurs conseils sont à méditer :

  • Déposez vos marques au nom d’une personne morale plutôt qu’une personne physique. Si vous êtes dans ce dernier cas, il convient de prévoir des dispositions en cas de décès permettant d’inscrire au plus vite le changement de titulaire auprès de l’INPI.
  • En cas d’action contre un tiers, ne produisez pas de documents comportant des informations contradictoires sur la qualité du titulaire inscrit.
  • Il est possible de produire devant l’INPI des pages Wikipédia comme seules preuves à l’appui d’une action. Cependant, rien n’indique pour l’instant que la jurisprudence HALLYDAY sera constante, celle-ci venant contredire les consignes internes de l’INPI (selon lesquelles les faits externes sont a priori exclus de l’examen d’une procédure d’opposition). En effet, leur validité reste incertaine en l’absence de la production d’autres sources concrètes et indépendantes.

En pratique, les faits médiatiques externes sont en revanche généralement admis en examen sur motifs absolus, comme en témoigne l’affaire « Je suis Charlie ». 

La position contrastée de l’INPI dans les affaires « Je suis Charlie » et « Benalla » laisse penser que la licéité justifie la prise en compte par l’Institut du fait médiatique, mais sous réserve qu’il soit suffisamment répandu lors de l’examen. 

En revanche, une action basée sur un droit antérieur ne justifie pas la prise en compte du fait médiatique. Quid en cas de mauvaise foi ? Il est à noter à cet égard que l’ordonnance transposant le « Paquet marques » prévoit la possibilité de former une action en nullité devant l’INPI sur la base de la mauvaise foi du déposant.

Dans la mesure où l’INPI envisage de mettre en place des directives d’examen à l’instar de l’EUIPO, nous espérons que la place accordée aux faits extérieurs ainsi que la valeur probante de différents types de preuve seront clarifiées à cette occasion.

Enfin, nous notons que M. De Saint-Rapt semble avoir pris goût au dépôt de noms de célébrités en tant que marques. En effet, après l’idole des jeunes, il a déposé la marque « EDDY MITCHELL » qui, lui, est bien vivant. Nul doute qu’Eddy, qui a d’ailleurs déposé sa marque depuis, ne tardera pas à réagir et que, pour la partie adverse, cette affaire sera sa dernière séance.

Partager sur :