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Moderniser l’apparence de ses produits : un « lifting » trop discret peut avoir un impact sur la validité des dessins et modèles
Si la chirurgie esthétique la plus réussie est souvent celle qui ne se remarque pas, il n’en va pas de même avec le « lifting » (ou « face lift ») de l’aspect d’un produit, lequel doit être assez prononcé pour que son résultat soit protégeable par un dessin ou modèle en Europe.
En effet, la modernisation de l’apparence d’un produit pose une difficulté : la protection d’un modèle portant sur la version la plus récente d’un produit peut se heurter au fait que la version précédente de ce produit fait partie de l’art antérieur. À cet égard, il importe peu que les différentes versions successives appartiennent au même titulaire. Autrement dit, il existe un risque de s’antérioriser soi-même et de se trouver - comme cela est arrivé au constructeur automobile Porsche - dépourvu de protection sur l’apparence de la nouvelle version d’un produit phare. Une exception existe toutefois lorsque l’autodivulgation est intervenue moins de douze mois avant le dépôt (article 7.2 du Règlement n° 6/2002 du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires) (Note 1).
Cinq arrêts rendus en juin 2019 dans le secteur automobile, à l’occasion de la modernisation de la carrosserie de véhicules des sociétés Porsche et Volkswagen, nous donnent l’occasion de mettre en garde contre cet écueil et de souligner au passage quelques points intéressants.
Pour être valide, un dessin ou modèle doit notamment présenter un caractère individuel. Tel est le cas si l'impression globale que ce dessin ou modèle produit sur l'utilisateur averti diffère de celle que produit sur un tel utilisateur tout dessin ou modèle antérieurement divulgué au public. Pour apprécier ce caractère individuel, on doit tenir compte du degré de liberté du créateur dans l'élaboration du dessin ou modèle.
C’est au regard de cette condition que le Tribunal s’est prononcé dans ces cinq affaires, dans lesquelles les nullités des modèles correspondant aux voitures VW Caddy, VW Caddy Maxi, VW Bus T5 de Volkswagen, d’une part, et des séries 991 et 997 de la Porsche 911, d’autre part, avaient été demandées par deux entreprises commercialisant des modèles réduits de ces voitures. Les demandeurs à ces actions en nullité soulevaient l’absence de caractère individuel des modèles concernés au motif qu’ils ne se distinguaient pas sensiblement de modèles que Volkswagen et Porsche avaient déposés antérieurement.
Dans ces cinq affaires, le tableau ci-dessous permet d’avoir un aperçu des modèles contestés, des antériorités invoquées à leur encontre et de la pertinence de ces derniers (telle qu’appréciée par le Tribunal de première instance de l’Union européenne) : dans certains cas ces antériorités remettent en cause le caractère individuel des modèles.
N° d’affaire et sens de la décision du Tribunal |
Modèle contesté |
Modèle antérieur invoqué |
T-43/18 Pas de remise en cause de la validité du modèle en jeu |
Modèle communautaire n°5467-0001
(VW Bus T 5) |
Modèle allemand
(VW Bus T 4 GP) |
T-191/18 Pas de remise en cause de la validité du modèle en jeu |
Modèle communautaire n°762851-0001
(VW Caddy Maxi) |
Modèle communautaire n° 49895-0002
(VW Caddy (2K) Life) |
T-192/18 Pas de remise en cause de la validité du modèle en jeu |
Modèle international DM/073118‑3
(VW Caddy) |
Modèle communautaire n°49895‑0002
(VW Caddy (2K) Life) |
T-209/18 Confirmation de l’absence de caractère individuel du modèle en jeu |
Modèle communautaire n°001230593-0001
Modèle de la série 991 de la voiture ‘Porsche 911’ |
Modèle communautaire n°735428-0001
Modèle communautaire n°633748-0001
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T-210/18 Confirmation de l’absence de caractère individuel du modèle en jeu |
Modèle communautaire n°000198387-0001
Modèle de la série 997 de la voiture ‘Porsche 911’ |
Modèle allemand antérieur M9705639-0001
Modèle allemand antérieur n°49906704-0001
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En ce qui concerne l’appréciation du caractère individuel, la société Porsche fondait une partie essentielle de son argumentation sur le fait que l’utilisateur averti des produits en cause devait être envisagé comme celui des « voitures de sport » ou des « limousines » pour soutenir que ce personnage de référence aurait fait preuve d’un degré d’attention plus élevé et aurait eu des connaissances supérieures à la moyenne qui l’auraient conduit à être particulièrement attentif aux différentes variantes des modèles de la Porsche 911.
Or, le Tribunal a estimé, en se basant sur les indications portées au dépôt, que l’utilisateur averti des produits concernés était celui des automobiles en général et non celui d’une catégorie de voitures en particulier.
On voit donc ici que la nature du produit, dans lequel le dessin ou modèle est incorporé, joue un rôle dans la détermination du personnage de référence qu’est l’utilisateur averti et, par là même, dans l’appréciation de la validité du dessin ou modèle concerné.
Il faut souligner qu’au contraire, la nature du produit auquel le modèle est appliqué ou dans lequel il est incorporé est indifférente :
- pour faire jouer l’exception à la divulgation (article 7.2 du Règlement). Dans l’arrêt « Nivelles » (Note 2), la Cour de Justice a en effet clairement écarté la possibilité de faire jouer l’exception à la divulgation même si l’antériorité relève d’un secteur d’activité totalement différent de celui du modèle en jeu.
- pour apprécier la portée des droits conférés par ce dessin ou modèle (art. 36.6 du Règlement).
On peut aussi noter que les décisions rapportées illustrent qu’être titulaire de droits sur l’art antérieur ne permet pas d’en écarter la pertinence (hormi dans la situation prévue à l’article 7.2).
Ce principe n’est pas universel. Par exemple au Japon, le titulaire d’un modèle dit « principal » peut obtenir ensuite la protection d’un modèle connexe (« related design »), par exception aux conditions traditionnelles de validité. La réforme de la loi japonaise sur les dessins ou modèles, qui entre en vigueur en 2020, accroît nettement la période pendant laquelle il est possible de procéder au dépôt d’un modèle connexe, en la portant à 10 ans après le dépôt du modèle principal (Note 3).
Enfin, sur l’impression globale produite par les modèles en cause, le Tribunal rappelle que la comparaison des impressions globales produite par les dessins ou modèles doit résulter d’une approche synthétique et ne peut se borner à l’énumération de similitudes et de différences.
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Dans le cas de la modernisation d’un produit aussi complexe qu’une carrosserie, lorsque les modifications ne concernent réellement que certains éléments, tels que par exemple les phares ou les rétroviseurs, on aura intérêt à tirer parti de la possibilité de déposer des modèles partiels. Il s’agit ainsi d’isoler chaque partie du produit complexe dans autant de modèles partiels, de façon à revendiquer des droits autonomes sur ces éléments.
Note 1 :
On doit souligner que l’EUIPO a pu conditionner le bénéfice de l’exception prévue à l’article 7.2 au fait que la première divulgation devait avoir « un but promotionnel, c’est-à-dire [avoir été] effectuée pour tester [le produit auquel s’appliquait le modèle] sur le marché», Il y a plusieurs années, Isabelle Marant en avait fait les frais : la publication de son modèle No 1 221 584-0023 avait ainsi détruit la validité de son modèle postérieur n°001252266-0025 (http://pmdm.fr/wp/2016/05/autodivulgation-quand-la-troisieme-chambre-de-recours-de-leuipo-reecrit-larticle-7-2-du-reglement-sur-les-dessins-modeles-communautaires/). Comme on peut le voir ci-dessous, le modèle second en date présentait effectivement un fort degré de ressemblance avec le modèle divulgué quelques mois plus tôt.
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Six des sept vues du modèle No 1 221 584-0023 (modèle antérieur). |
Les six vues du modèle n°001252266-0025 (modèle postérieur) |
Note 2 :
CJUE, 21 septembre 2017, affaires C‑361/15 P et C‑405/15 P, Easy Sanitary Solutions BV, EUIPO / Group Nivelles NV, paragraphes 102 et 103.
Note 3 :
Article 10. Act on the Partial Revision of the Patent Act and Other Acts (Act No. 3 of May 17, 2019).